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Systèmes agraires et exploitations familiales

La position classique : les exploitations familiales enjeu d'intégration économique des plus pauvres ?

 

Traditionnellement, l’agriculture est considérée comme un secteur de l’économie. A ce titre, même si on leur reconnait volontiers diverses particularités, selon les sensibilités, les exploitations familiales sont perçues avant tout comme des entreprises, c’est-à-dire  comme des lieux de production. Elles sont dès lors destinées à mettre en marché des produits bruts dans le but de générer des marges (c’est-à-dire des surplus financiers source de revenus et de profits). En Afrique, cette conception financière de l’économie agricole a récemment relancé au secteur agroindustriel. Ces dernières années, surtout depuis la dernière crise financière mondiale, en 2008, le secteur agricole est en effet devenu un secteur hautement spéculatif qui attire des investisseurs en quête de nouvelles rentes et profits confortables, ce qui a donné une ampleur nouvelle à des tendances qui jusque là étaient plutôt discrètes, par exemple l’accaparement des terres ou l’industrialisation de l’activité agricole.

C’est dans ce cadre que, depuis près d'une vingtaine d'années, les agricultures familiales font l'objet d’une nouvelle attention. Le temps où on les considérait comme des survivances du passé, autarciques et peu intégrées au marché, est révolu. Toutefois, dans bien des pays, les entreprises agricoles de type agro-industriel restent encore – et de loin – le modèle préféré des gouvernants qui définissent bien souvent les politiques agricoles, foncières, environnementales, dans l'esprit de faciliter surtout l'accès aux ressources, la terre notamment, à des investisseurs. En Afrique, de nombreux gouvernements, soucieux d’attirer des capitaux étrangers, facilitent les investissements dans le secteur agricole en pratiquant des politiques fiscales attractives ou en simplifiant les procédures d’acquisition des terres.

Les agricultures familiales ont toutefois été mises à l’honneur à l’occasion de l’année internationale 2014 qui lui était consacrée. De nombreux travaux ont montré en quoi elles étaient importantes : (i) parce qu’elles sont liées de façon indissociable à la sécurité alimentaire mondiale, (ii) parce qu’elles préservent les produits alimentaires traditionnels, tout en contribuant à une alimentation saine et équilibrée, à la conservation de la biodiversité agricole mondiale et à l’utilisation plus durable des ressources naturelles, et (iii) parce qu’elles sont un moyen de stimuler les économies locales, en particulier lorsqu’elles sont associées à des politiques spécifiques axées sur la protection sociale et le bien-être des communautés.

Les études et analyses, nombreuses et diversifiées, par exemple celles récemment menées par des chercheurs du CIRAD (France) démontrent à la fois la diversité des modèles et leurs capacités à répondre aux enjeux rappelés ci-dessus.

De manière générale, les agricultures familiales et toutes les recherches ou mobilisations qu’elles déclenchent remettent à l’ordre du jour des enjeux majeurs propres au domaine agricole. Citons particulièrement ceux-ci : (i) l’accaparement des terres et dans son sillage, la montée en puissance d’une conception capitaliste de l’agriculture. L’activité agricole est plus que jamais pensée avant tout pour générer des profits financiers et se retrouve instrumentalisée dans cette visée. La concentration progressive des capacités productives entre les mains d’une minorité de possédants terriens ou de clubs d’investisseurs en offre régulièrement une inquiétante démonstration ; (ii) la qualité des ressources alimentaires et en définitive leur inscription dans les rouages des systèmes alimentaires (comment alimenter les villes avec des produits de qualité nutritionnelle reconnue ?)  ; (iii) l’effondrement de la fertilité à long terme des terres dans le sillage de la simplification des systèmes de production agraires sous le joug d’une industrialisation peu soucieuses de la stabilité des écosystèmes et des biocénoses qui les dynamisent. Cette tendance lourde fait peser des risques importants sur l’avenir – et la durabilité – de la production alimentaire mondiale ; (iv) la manipulation des ressources génétiques, sans aucun doute profitable pour les industries biologiques mais dangereuse tant pour les producteurs que pour les sociétés qu’ils approvisionnent, (v) les pollutions de toute nature dues notamment au recours de plus en plus massif aux intrants chimiques, en particulier les pesticides.

Tous ces enjeux – qui se présentent comme autant de défis – peuvent se condenser dans une question : comment produire durablement une alimentation de qualité qui en même temps offre la possibilité aux agriculteurs et agricultrices – y compris les jeunes générations – de mener une vie saine, digne et intéressante, respectueuse de l’environnement et contributive au regard du bien vivre ensemble ? Ainsi, si la position classique éclaire tout spécialement le versant financier et agro-industriel, il apparaît aujourd’hui, plus que jamais, impossible d’ignorer l’inscription de l’activité agricole dans les paysages et dans les sociétés, tant rurales qu’urbaines. L’activité agricole est en effet typiquement bâtisseuse de paysages – d’écosystèmes et plus largement de biosphère – en plus de distribuer des revenus à des travailleurs ou des investisseurs. C’est face à des tels enjeux et défis que le modèle des exploitations familiales parait particulièrement inspirant.

De manière générale, nous prenons nos distances avec les analyses purement économiques et avec le seul point de vue des politiques économiques pour élargir le propos et se saisir des dynamiques familiales. Alors qu'actuellement elles se retrouvent confinée plutôt exclusivement dans le champ de l’agriculture, nous les remettons au service d’une préoccupation plus large, à savoir les façons de faire famille au sein des sociétés, bien sûr dans le monde agricole mais bien au-delà. Nous sommes persuadés que la dimension proprement agro-technique, certes importante, sera cependant d’autant plus prometteuse que les innovations portent aussi, en même temps, sur la dimension familiale.

Les exploitations familiales sont importantes parce que, du fait qu’elles sont toujours ancrées dans des territoires et des terroirs, elles donnent vie – et souvent cohérence – à des entités à la fois biogéographiques et politiques, par exemple les communes ou les collectivités locales. A côté de cette dimension spatiale, à laquelle nous accordons une grande attention, d’autres dynamiques mobilisent, en particulier celles qui tournent autour de la place des jeunes et des femmes ainsi que des rapports intergénérationnels dans le fonctionnement des exploitations. Il en résulte que les innovations appelées à consolider les exploitations familiales sont d’emblée multidimensionnelles, sans aucun doute économiques, techniques et écologiques mais aussi politiques, sociales et bien entendu culturelles.

C’est dans un tel cadre là qu’il faut parler du défi de la ruralité : si, il n’y a pas si longtemps encore, la vie rurale pouvait prendre appui sur de puissants héritages structurants, actuellement les situations vécues sont devenues beaucoup plus complexes et surtout incertaines. Du fait des transformations démographiques et des modes de vie, les nouvelles générations sont placées devant la nécessité d’inventer une nouvelle manière de vivre dignement et généreusement en milieu rural : de nouveaux équilibres entre les hommes, les plantes et les animaux sont à inventer mais aussi entre les exploitations elles-mêmes, sans oublier les dynamiques organisationnelles paysannes appelées à prendre une place déterminante.

Voilà pourquoi aussi , aujourd'hui, l'exploitation familiale agricole ne peut être ignorée dans les efforts multiformes et multi-niveaux de lutte contre les crises alimentaires, le travail et l'emploi en milieu rural, la protection de l'environnement.

Pour Inter-Mondes, les agricultures familiales sont aussi nécessaires à reconnaître  – et à soutenir – dans leurs dimensions psycho-culturelles, comme représentatives de façons de concevoir les rapports entre personnes au sein d'une société. Rapport entre parents et enfants (lors de l'héritage), rapport au sein du couple (dans le partage des tâches agricoles), rapports avec les grandes familles (pour la répartition des terres), rapports de voisinage/entourage (pour les entraides culturales), rapport vis-à-vis de l'autorité, des institutions, etc. Car en réalité de sont ces rapports qui déterminent les modes de production, de consommation et de redistribution des revenus. Les concepts de capital, de capacités ou de capabilités, habituellement mobilisés par les recherches dans ce domaine, peinent à rendre compte des dimensions plus profondément sociétales.

 

Les évolutions dans les contextes agraires, particulièrement africains, nous font penser que les crises internes aux familles – crises foncières, crises économiques, crises sociales – préparent les impasses de demain. Plus encore que la concurrence avec les entreprises, plus aussi que les conflits d'usage entre agriculteurs et éleveurs beaucoup plus médiatisés, il faut craindre des tensions beaucoup plus systématiques et violentes à l'intérieur des des systèmes familiaux. Du fait de la difficulté de faire évoluer les façons de faire familles avec les contraintes et opportunités en rapide transformation.

(Pour une analyse plus fouillée, voir notre récent article

"Les agricultures familiales entre technique, économie et politique : Mieux les comprendre pour mieux les accompagner ?")

Notre position : les AF, symptôme des façons de faire société
Notre stratégie : recherches longues, accompagnements en pointillé et interventions courtes

Cet enjeu, Inter-Mondes souhaite l'investir fondamentalement, structurellement. D'abord à l'occasion de missions diverses dans le domaine des investissements dans ce secteur, que ce soit sous la forme d’interventions ponctuelles ou d’accompagnement de longue durée en pointillé mais aussi par des recherches longues de type doctorales (C'est ainsi que nous accueillons au sein de l'équipe un chercheur-doctorant qui fait sa recherche au Cameroun sur la problématique générale de l'agriculture familiale).

 

La diversité de nos interventions  donne à Inter-Mondes l’occasion de mettre à l'ordre du jour de ses réflexions, travaux et missions les questions fondamentales qui traversent ce domaine du développement : 

- Les questions liées à la démotivation et au désengagement des jeunes des milieux ruraux et péri-urbains pour les activités agropastorales. Dans ce cadre, se pose la question de la « fabrication des individus » dans les systèmes de productions, dans les exploitations familiales. Les jeunes qui migrent en ville, les jeunes travailleurs pluriactifs, souvent désengagés du travail agricole sont les produits du fonctionnement de ces exploitations agricoles familiales ;

- Les questions liées à la mobilisation des ressources et au financement (microcrédit, tontines, revenus familiaux...), et d’autres formes moins classiques de transformation des ressources symboliques en capital humain, financier, technique... ;

- Les questions liées aux évolutions qui affectent les systèmes de productions, notamment celles qui sont en lien avec les rapports de pouvoir, d'autorité, de genre, la répartition des terres et du travail, et les logiques y relatives qui guident la production ;

- Les questions liées à la redistribution des revenus de la production, à son réinvestissement, la place de la consommation dans la stratégie productive de la famille mais aussi, plus largement, entre les producteurs agricoles et le autres acteurs qui interviennent dans les systèmes alimentaires dont la maîtrise par l’ensemble des acteurs concernés – et pas seulement les investisseurs – est aujourd’hui un enjeu majeur ;

- Les questions qui tournent autour de l’économie des « chaînes de valeur » – et pas seulement des filières – sont centrales si on pense aux revenus de l’agriculture et à la mise en valeur de ses produits, notamment à travers leur transformation et leur développement dans les systèmes alimentaires urbains.

De manière générale, on le voit, les politiques agricoles redeviennent une priorité pour la nouvelle génération des acteurs de l’agriculture. D'où l'importance des mouvements et des organisations d'agriculteurs et des enjeux dont ils se saisissent.

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