De la gouvernance au gouvernement
La gouvernance s’est imposée au fil des années comme cette conception qui envisage la conduite du vivre ensemble principalement comme une affaire technique : la principale question serait celle de savoir comment bien administrer l’Etat et, de manière générale, l’action publique. C’est d’ailleurs pourquoi on parle de la « bonne gouvernance » dans le sens de bien faire ce qu’on aurait à faire. Rien de surprenant dès lors que l’accent soit porté sur la lutte contre la corruption, contre l’endettement public ou alors, depuis quelques années, pour maintenir l’ordre et la sécurité dans les espaces publics exposés aux actes terroristes. Rien d’étonnant non plus que par conséquent les institutions qui ont pour vocation de réguler à l’échelle internationale, que ce soit la monnaie (FMI, BM), le commerce (OMC), la paix (OTAN) ou la justice (CPI), soient si présentes dans la vie et parfois la conduite des Etats Nations.
La démocratie est désormais devenue une référence universelle pour apprécier la qualité d’un régime politique. Il s’agit cependant le plus souvent d’une conception minimaliste qui condense l’ambition démocratique dans l’organisation régulière d’élections et dans l’alternance des personnalités au sommet des Etats et des autres instances représentatives. C’est ainsi qu’on regroupe couramment sous une même bannière démocratique les régimes politiques nord américains, indiens, turques, sud-coréens, polonais, allemands ou français, pour ne prendre que ces exemples, alors qu’ils fonctionnent fondamentalement sur la base de valeurs et de dispositifs différents. La démocratie apparaît alors comme un critère élastique qui tend à réduire les différences culturelles à de simples variations dans les formes, arrangements ou procédures.
Le dynamisme de la société civile et sa diversité, la liberté de la presse, la séparation des pouvoirs, la protection des droits individuels, particulièrement les femmes, les enfants et les jeunes, sont régulièrement présentés comme autant de signes garantissant le bon fonctionnement de la démocratie et des Etats. La participation citoyenne à la vie publique est promue comme une voie de modernisation de la gestion du vivre ensemble, particulièrement à l’échelle locale ou des territoires.
La démocratie et la vie citoyennes sont particulièrement mis en valeur à l’échelle des pouvoirs locaux. La délivrance de services efficaces et de qualité, répondant de manière appropriée aux préoccupations citoyennes, demandes et situations rencontrées localement, occupe le devant de la scène. La proximité des pouvoirs locaux, leur représentativité autant que leur probité d’une part et, d’autre part, le développement d’une citoyenneté responsable, engagée et soucieuse des équilibres entre les genres, notamment à la faveur d’innovations participatives et d’efforts participatifs, figurent régulièrement parmi les perspectives défendues pour leur amélioration. Un grand nombre de programmes d’action, tant publics que privés, sont acquis à l’idée que les progrès dans la démocratie locale, notamment participative, sont une des conditions de l’approfondissement de la démocratie aux autres échelles, nationale et même internationale.
Sous cette lumière, la position classique, celle de la gouvernance, consiste pour l’essentiel à développer les lignes de force évoquées ci-dessus. La question principale prend une allure instrumentale : comment rendre la gouvernance fonctionnelle, c’est-à-dire la plus efficace et la moins coûteuse possible ? Il est alors entendu que la questions des finalités du vivre ensemble est réglée une fois pour toute en s’accordant sur la suprématie du marché : il s’agit grosso modo que tous et chacun, toutes et chacune puissent avoir accès à une éducation de qualité et trouver le plus vite possible un emploi pour s’épanouir dans le monde.
Notre position, le gouvernement des humains
Notre stratégie
La position classique : la bonne gouvernance
Notre position envisage d’emblée que la question des finalités du « bien vivre ensemble » et de la meilleure manière de le réaliser n’est en aucune manière réglée, moins que jamais. Au contraire, les incertitudes majeures qui traversent la plupart des régimes politiques contemporains, partout dans le monde, que ce soit sur les plans politique, économique, social et, bien évidemment, environnemental, incitent à mettre en questions – et en question – la durabilité de nos modes de vie en même temps que la fonctionnalité et la rationalité des régimes que nous qualifions encore de démocratiques. La liberté individuelle et collective, la paix, la dignité se retrouvent plus que jamais au cœur de la réflexion politique. C’est pourquoi le recours à la perspective du gouvernement des hommes et des femmes en lieu et place de la gouvernance par les chiffres, par les instruments et par les procédures qui domine actuellement l’imaginaire politique s’impose comme un préalable absolu. La question principale n’est pas celle de savoir comment bien gérer mais plutôt de déterminer quel destin commun nous lie les uns, les unes aux autres, tant individuellement que collectivement. En quoi sommes-nous humains et quelle sorte d’humanité voulons-nous incarner tant individuellement que collectivement ? De telles questions redonnent des ses lettres de noblesse à l’action politique en même temps qu’elles permettent de recharger de sens la perspective d’une citoyenne responsable. Le défi de la participation citoyenne s’inscrit alors dans la ligne droite de la construction collective et collaborative des raisons mais aussi des manières de bien vivre ensemble, en paix, dans la complémentarité et la dignité pour tous et chacun, hommes et femmes.
La démocratie se présente bien évidemment comme un nouveau défi, non seulement dans l’espace politique conventionnel, dans les instances et lieux dits démocratiques, mais également, peut-être surtout et avant tout, dans les entreprises et dans les organisations, parmi lesquelles les écoles et académies sans oublier le monde associatif et la sphère privée. Comment les concernés peuvent-ils décider – et effectivement assumer – ensemble lorsque les enjeux exigent davantage que leur consentement ou ajustement ? Comment aussi concevoir ensemble au-delà des compromis et des consensus tendus, c’est-à-dire dans les controverses, celles qui rendent les situations et décisions dynamiques, c’est-à-dire toujours inachevées et potentiellement créatives, susceptibles de bâtir de l’inattendu.
Vu ainsi, le champ politique se situe dans le quotidien et concerne la nécessité d’agir sur le fonctionnement de sa société, à toutes les échelles mais en particulier à hauteur de son agir. Ce n’est que lorsque l’action vise – et touche véritablement – les mécanismes qui logent « dans le ventre de sa société » qu’elle devient réellement politique. C’est à cette condition que les mouvements sociaux ou les luttes sociales deviennent politiques : lorsque leurs actions en viennent à remettre au travail l’imaginaire et les impensés qui jalonnent nos pratiques, comportements, préférences, émotions,… Développer le pouvoir d’agir, et donc de concevoir, de débattre, de décider, de réaliser, … doit aboutir à confirmer la capacité que tous et chacun ont d’infléchir les tendances et dynamiques sociétales. Ce qui exige l’exercice de la réflexivité : le gouvernement des humains par les humains exige qu’ils soient à la fois soucieux d’eux-mêmes et des autres autour d’eux, parmi lesquels ces autres qui au-delà des apparences sont totalement différents de soi et des siens.
Comme tous nos autres champs d’intervention, nous soutenons l’action à hauteur des fonctionnements sociétaux mais toujours au départ de situations concrètes. La lutte contre la pauvreté, par exemple celle qui affecte gravement les enfants, même en Belgique ou dans d’autres pays européens, n’a de sens que si elle contribue à l’action contre les dynamiques d’appauvrissement, c’est-à-dire contre ce qui la génère et la durabilise avec une inquiétante efficacité. Même s’il est toujours nécessaire de soulager concrètement et sensiblement, c’est la « fabrication de la pauvreté », ses procédés, ses mécanismes, ses logiques qui doivent être au centre des efforts. Rendre les acteurs politiques consiste précisément à les rendre compétents dans leur lutte contre les mécanismes à la source des phénomènes qui mobilisent leurs forces et leur créativité.
Sur un plan plus stratégique, les voies prometteuses pour soutenir une véritable transformation politique dans le sens du gouvernement ne manquent pas. Mais toutes ne possèdent pas le même potentiel de changement profond. La promotion de la « culture du et des commun(s) », et donc le questionnement systématique et rigoureux de la propriété privée comme un droit attaché à des individus, isolés, organisés ou en réunion, ouvre de nouveaux horizons, tant pour l’action de changement que pour sa régulation. Le développement de la limite, et plus exactement la reconstruction chez tous et chacun de la fonction d’autolimitation (s’empêcher de ou s’obliger à) porte à l’avant-plan un enjeu politique de grande portée, d’autant plus depuis qu’il est admis que nous sommes appelés à vivre dans la finitude de notre planète. Tout ce qui va dans le sens de retravailler la fonction des limites nous parait porteur. La construction – en toute conscience – de son rapport à la norme et à la règle s’impose alors comme un chantier considérable. Et dans son sillage direct, le rapport à l’individu et au collectif, c’est-à-dire la place et la manière dont on considère ce que devrait être un individu ou un collectif dans le fonctionnement de la société. La redistribution des richesses et dès lors le questionnement des formes d’accumulation, matérielles et immatérielles, représentent d’autres enjeux de premier plan à l’horizon de toute action politique. Ne fût-ce que parce qu’ils exigent une réflexion de fond – et ouverte – sur le défi de l’égalité et de la justice.
Sur un plan plus opérationnel, trois dimensions mobilisent notre vigilance. Tout d’abord le territoire. Il n’y a pas d’action politique en dehors d’un espace de référence. Le rapport au territoire occupe une place singulière dans nos interventions, ce qui nous amènent régulièrement à questionner les liens entre espace public et espace privé. Les transformations dans les rapports de force entre les acteurs ne se limitent en aucune façon aux seuls espaces publics, elles doivent se prolonger dans les espaces privés, y compris deux domaines souvent ignorés dans le champ politique, celui des relations intimes et de la sexualité. A notre avis, les progrès dans l’espace public tardent à prendre pied s’ils ne sont pas étayés par des avancées dans la sphère privée (les liens entre époux, entre parents et enfants, entre générations,...).
Expérimenter et innover sont deux autres dimensions essentielles. Se donner les moyens de sortir des sentiers battus, mais aussi de vérifier si ses efforts débouchent réellement sur du nouveau, et non pas sur des variantes du « même autrement », nous semblent crucial. Plus l’expérimentation est d'autant plus pertinente qu'elle est ancrée dans les circuits du quotidien, c’est-à-dire dans la vie dans son organisation, de son administration ou de son entreprise, dans la vie dans son quartier, dans la vie dans sa famille, plus grandes sont les chances de promouvoir de véritables innovations, transformatrices et durables.
Sur un plan plus concret encore, nous intervenons dans un rôle d'appui conseil interpellation auprès de mouvements sociaux, notamment des mouvements paysans, des plateformes de la société civile, ou des fédérations regroupant des entreprises, organisations ou associations qui expérimentent des alternatives. Nous intervenons aussi à l'appui des structures qui les accompagnent et qui se donnent pour mission de les consolider, Nous sommes aussi en complicité avec des structures de recherche-action, comme le Laboratoire Citoyenneté au Burkina Faso ou le réseau Enda TM, en particulier Enda GRAF Sahel.