Interculturalité
Nous pourrions nous contenter ici de constater que le manque tout simplement d'investissement sur le champ de l'interculturel. Mais la problématique apparait plus complexe.
Dans les années 1970 déjà, dans son ouvrage phare, « Au-delà de la culture » Edward T. Hall, spécialiste de l’interculturel, faisait plusieurs remarques de grand intérêt, par exemple celles-ci :
"Chaque fois que vous entendez quelqu’un dire « Voyons, ils ne sont pas du tout différent des gens de chez nous. Ils sont exactement comme moi », même si vous comprenez les raisons que ces remarques cachent, vous savez aussitôt que l’interlocuteur vit dans un monde au contexte culturel unique (le sien) et qu’il est incapable de dépeindre ni le monde où il vit, ni un autre." (E.T. Hall, p.66).
"Le syndrome du « ils sont comme chez nous » est l’un des contresens les plus tenaces et les plus répandus dans le monde occidental et peut-être bien dans le monde entier. Un observateur ne peut pas y faire grand-chose car ce contresens exprime des aspects très sensibles de la personnalité. Se contenter de parler des différences culturelles et du respect qu’on leur doit n’est qu’un cliché des plus creux"
Une autre variante de cette tendance peut être trouvée dans une expression banale du genre « Au fond, nous étions (ou nous faisions, nous pensions) aussi comme cela avant ».
Ces positions révèlent une double difficulté : (1) celle de reconnaitre l’altérité. Dans certaines cultures, dont souvent la nôtre, il apparait difficile, voire pour certaines insurmontable, de penser la différence. Difficile voire impossible d’imaginer qu’il y ait des personnes qui ont un rapport au monde, des imaginaires, des représentations, totalement différents des nôtres. Cette première difficulté est intimement liée à une seconde : (2) celle de ne pas pouvoir se penser soi, de ne pas pouvoir se rendre compte de son propre imaginaire, des propres mythologies constitutives de sa façon particulière d’être au monde.
La culture est soit niée (c'est le modèle français) soit réifiée (modèle anglo-saxon). Mais il n'y a pas beaucoup de sociétés qui se donnent la peinent de faire un travail sur les différences. La culture est alors pensée comme secondaire, superficielle : une fois dépassées les différences dans les façons de vivre et de penser, nous serions tous les mêmes. Comment ne pas relier cette observation aux chocs actuels entre conceptions du monde qui font la une des médias ? Surtout si l’on convient qu’il s’agit bien plus de chocs d’ignorances que de chocs de civilisations. D’un côté comme de l’autre, on constate quotidiennement une difficulté à dépeindre la société dans laquelle chacun vit : d’où nous viennent nos valeurs, comment elles se sont constituées au fil du temps, d'où nous vient ce que nous pensons comme étant juste ou normal ? D’où proviennent les principes particuliers qui organisent le vivre ensemble dans chacun des « mondes ».
La position classique : entre déni et réification des cultures
Notre position : l'altérité comme ressource
La question de l'interculturel – c'est-à-dire les relations entre les personnes et instances vivant dans des imaginaires différents – peut paraitre théorique. Elle a pourtant des conséquences pratiques fréquentes et régulièrement interpellantes dans le secteur de la solidarité internationale.
Loin d’être désuète (après tout on pourrait penser que Hall a fait ce constat il y a longtemps et que depuis on a évolué...), la tendance est au renforcement de la pensée instrumentale une pensée du « comment faire » qui ne s’embarrasse pas des questions considérées comme « existentielles » ou simplement « philosophiques ».
Le « comment » domine le « pourquoi ». Pourtant, l’enjeu est de taille et se posent de diverses manière. Par exemple, comment investir le changement, par exemple pour savoir quel est l’impact de nos actions et ainsi mieux planifier nos actions ? Ou encore, comment mieux utiliser les outils et dans une variante plus engagée, comment les outils de gestion qui sont régulièrement imposés peuvent-ils être repensés ? Cette dernière question, fréquente, donne à croire que la pression serait extérieure aux acteurs du développement. Qu’elle proviendrait des administrations, des agences ou autres institutions de coopération internationale.
A bien y regarder, tout se passe comme si le sens et la portée de la solidarité internationale ne posaient pas (ou plus) question. Mieux encore, en parallèle et sous couvert de questionnements d’ordre méthodologiques, ce sont généralement des valeurs de plus en plus absolues qui sont introduites par les projets et les initiatives extérieures. Les valeurs et normes devenues règles configurent les procédures qui se sont renforcées ces dernières années notamment à travers le processus de réflexion sur l’efficacité de l’Aide lors de grandes rencontres, de Rome (2003) à Busan (2011). Deux camps du même monde semblent s’y opposer, un camp progressiste et une autre conservateur mais tous les deux incarnent l’Occident. Lors de ces rencontres, il n’y a pas confrontation de conceptions profondément différentes, on ne demande pas non plus aux gens du « sud » quelles est leur propre conception de la démocratie, du genre, de la citoyenneté, de l’égalité... Ces valeurs sont pourtant aujourd’hui massivement introduites dans les finalités (les « objectifs généraux » des cadres logiques de projet). Il en résulte alors que l’autre n’est pas différent mais simplement en retard. Il suffirait alors de le sensibiliser, le former ou de « renforcer ses capacités », pour qu’il comprenne. Cette posture universaliste, très générale mais inconsciente le plus souvent, se traduit par ce qui apparait en définitive comme une injonction paradoxale : « vous êtes formidables, vos cultures sont dignes de respect, mais... maintenant devenez comme nous ! ».
Il est urgent de questionner cette difficulté. Mais nous tenons à le faire de manière, non pas théorique, mais active et constructive, en montrant qu’il est possible de combiner les deux « moteurs » d’une saine intervention : le pourquoi et le comment. Il ne peut y avoir que des avantages à les remettre au travail de concert. Mais, en retour, cela exige de parler de nouveau, sans complexe ni dogmatisme, de « théories », « valeurs » et de « sens ».
Notre stratégie : l'interpellation créative
Notre démarche consiste à traquer les certitudes, les évidences, les "bien entendu" les "comme chacun sait...", et les "c'est du bon sens..." qui nient l'existence d'autres manières de penser ou de pratiquer.
Nous le faisons, de préférence et autant que possible, en partant de l'activité vécue ou de l'action concrète, en tentant de montrer ce que tel acte, telle façon de penser l'action, telle posture ou conception peut avoir de singulier et de profondément différent. En montrant combien bien d'autres façons de penser ou d'agir sont possibles.
De façon plus précise encore, notre stratégie est celle du "coup double" : tout en partant de ses activités les plus habituelles, il s'agit de développer une situation de réflexivité, c’est-à-dire un retour sur l'activité : pourquoi on fait ça comme ça, pourquoi on croit que c’est bien faire comme ça, en vert de quoi ? La réflexivité au sens d’une interrogation introspective sur ses propres pratiques, ses propres pensées, sur sa manière de parler : « Pourquoi suis-je en train de faire cela de cette manière-là en ce moment, au lieu de le faire autrement ou de faire autre chose ? D"où cela me vient ? Et pourquoi j’y suis tellement attaché ? ».
Ce questionnement peut se faire à des moments précis de la vie professionnelle, individuellement et collectivement, de façon structurelle ou informelle. Les modalités diffèrent d'un collectif à un autre, d'une activité à une autre.
Nous avons développé différents outils au fil de nos interventions ou accompagnements pour aider à développer cette capacité à sortir des "enculturations", à permettre leur remise en discussion ou en débat, pour rendre possible l’élaboration d’une pensée critique.
Quelques exemples récents de nos travaux :
- Le défi interculturel dans les partenariats: condition d'une nouvelle coopération ?
- A Madagascar des organisations de la société civile ont été accompagnées pour discuter des différences entre société civile et société citoyenne ;
- En Belgique, des maisons médicales ont été appuyées pour redéfinir l’accueil comme une fonction sociétale et non plus seulement comme une activité d'enregistrement ou de dispatching. Un travail en profondeur est réalisée avec une maison des Femmes à Bruxelles pour questionner l’entreprendre ensemble avec des personnes d’origine très différente (africaine, moyen-orientale, Maghreb, Europe de l’Est, Europe du Sud,…).
- Au Maroc, le coaching territorial a été questionnée dans ses capacités à interpeller les ordres locaux ou à les reproduire ;
- En Afrique de l'Ouest et Centrale, les mutuelles de santé ont été questionnées dans leurs capacités à interpeller les différences entre "entraide" et "solidarité" ;
- Dans beaucoup de pays, la micro-finance est questionnée dans sa capacité à aller au-delà de l'appui individuel (collectivisé sur le mode de la tontine), pour aider au renforcement de liens entre personnes, au sein de familles ou de Cité. L’occasion est aussi saisie pour interroger le rapport à l’argent facile et à la spéculation à courte vue.